L’outrage aux mœurs éternelle épée de Damoclès pour les relations homosexuelles

Historiquement, dans un pays comme la Belgique qui n’a jamais connu de prohibition légale de l’homosexualité, la répression de celle-ci, bien réelle dans un passé encore récent, s’est toujours appuyée sur les concepts pénaux d’outrage aux mœurs et de débauche.

Les homosexuels fréquentant les parcs et les toilettes publiques sont fichés par la police jusque dans les années 80’. Le célèbre procès à l’encontre de Michel Vincineau, propriétaire des saunas gais Macho 1 et Macho 2, a mis en exergue dans les années 1985 à 1987 l’usage de la débauche comme mode d’intimidation et de persécution de certaines formes et lieux de sexualité. Dans diverses aires d’autoroute de notre région, les adeptes du cruising connaissent aujourd’hui encore les tracasseries policières. Les procès-verbaux restent toutefois dans leur grande majorité classés sans suite par les parquets.

Comme l’écrit en 2004 Nicolas Thirion, professeur de droit de l’Université de Liège, « Il est vrai que les poursuites pénales de ce type paraissent aujourd'hui obsolètes, si l'on en juge par la jurisprudence publique ; mais elles restent théoriquement possibles : ce châtiment en suspens, pour l'heure très largement inexistant mais toujours prêt à être ranimé, ne reste-t-il pas, de la sorte, une considérable arme d'intimidation entre les mains du pouvoir ? »

De ce point de vue, ce qui, en quelques jours d’une gestion chaotique du parquet de Namur et d’un traitement médiatique parfois outrancier, est déjà devenu l’affaire Luperto constitue un signal d’alarme inquiétant pour les associations de défense des homosexuels.

Dans cette affaire, il me semble utile de clarifier quelques éléments afin d’éviter les amalgames et les dérives. Qu’est-ce qu’un outrage ? Que sont les mœurs ?

L’article 385 du Code pénal dispose que : « Quiconque aura publiquement outragé les mœurs par des actions qui blessent la pudeur, sera puni d'un emprisonnement de huit jours à un an et d'une amende de vingt-six euros à cinq cents euros.« Si l'outrage a été commis en présence d'un mineur âgé de moins de seize ans accomplis, la peine sera d'un emprisonnement d'un mois à trois ans et d'une amende de cent euros à mille euros. »

Il y a lieu d’abord de rappeler un élément important, sur lequel les médias ne se sont pas arrêtés. L’outrage public aux mœurs est une notion bien distincte de l’attentat à la pudeur. Ce dernier a un caractère intentionnel, présente une certaine gravité et porte atteinte à l’intégrité sexuelle d’une personne. L’outrage quant à lui n’a pas de caractère intentionnel ni ne vise à agresser quiconque.

Autrement dit, lorsque des personnes adultes et consentantes pensent agir à l’abri de tous les regards, mais sont tout de même observées ou surprises dans cette situation, on se trouve typiquement dans le cas de figure de l’outrage aux mœurs. Si de plus il se trouve dans ces témoins involontaires un ou plusieurs mineurs, la qualification « en présence d'un mineur âgé de moins de seize ans accomplis » peut être invoquée. Il doit donc être très clair que, sur base de la qualification retenue par le parquet de Namur, il n’est nullement question d’actes ayant impliqué des mineurs. Que cet élément n’ait pas été parfaitement éclairci dans la communication judiciaire telle que véhiculée par les médias est tout à fait regrettable.

Par ailleurs, le code pénal ne définit pas clairement la notion d’outrage. « Des actions qui blessent la pudeur », dit-il. On n’est guère plus avancé. Blesser, mais à quel point ? Quelle pudeur ? Celle de qui ?

De nombreux travaux parlementaires, au fur et à mesure que cet article du code pénal a été réécrit par le législateur, et une jurisprudence existent bien sûr, qui tentent de circonscrire le flou de ces notions. Mais c’est quasiment mission impossible. Dès lors, c’est au juge, dans sa « grande sagesse », d’interpréter la loi et d’apprécier le caractère offensant de tel ou tel acte, ainsi que sa gravité.

Lorsqu’il y plainte d’une personne se disant offensée, on ne peut pas en déduire automatiquement qu’il y a outrage. La dimension collective de la réprobation morale prédomine. Le juge doit se faire une opinion sur base de ce qu’il croit être les valeurs morales unanimement partagées dans notre société en matière de pudeur. Mais la marge d’appréciation reste énorme et forcément arbitraire.

Un seul exemple récent, révélé par le site de la Dernière Heure du 14 septembre. On y apprend que le parquet d’Arlon a qualifié d’outrage public aux bonnes mœurs en présence de mineurs d’âge les promenades dans les bois de Florenville d’un groupe de marcheurs naturistes. La même qualification que celle retenue par le parquet de Namur impliquant Jean-Charles Luperto. Par contre, les rassemblements cyclonudistes récents à Bruxelles, largement relayés par les médias, n’ont pas donné lieu à des poursuites, du moins à ma connaissance. Se promener nu dans les rues de Bruxelles ou dans les forêts ardennaises n’encourrait donc pas la même réprobation morale. A moins qu’en l’espèce on admette que la pudeur en province de Luxembourg soit légitimement différente de celle de la capitale. Mais cela, c’est impossible en droit, dont en principe l’application doit être homogène au sein d’un même pays. C’est donc bien l’appréciation individuelle du juge qui est ici en cause.

La pudeur est une notion particulièrement floue. Elle a beaucoup évolué au cours du temps. Se rappelle-t-on seulement que sous l’ancien régime, seules les femmes pouvaient être considérées comme victimes d’atteintes à la pudeur ? Elle peut aussi varier d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une classe sociale à l’autre. Il s’agit davantage de conventions sociales que de morale universelle. Et cela pose une sacrée difficulté. Car au fur et à mesure des appréciations successives qui fondent la jurisprudence, empruntant un jour à telle perception et un jour à telle autre, la pudeur, les mœurs et l’outrage aux mœurs sont susceptibles de reformulations constantes. Le pouvoir d'appréciation des juges, tout en se référant à un consensus social aussi légitimateur qu’il est mythique, est en mesure d’induire des revirements spectaculaires, voire violents, de ce qu’il convient de reconnaître comme faisant partie des valeurs morales collectives. En particulier, la formulation prétendument neutre de certaines de ces valeurs a parfois fort mal caché des formes violentes de différenciation sociale. Si par exemple les publications à caractère pornographique ne furent tolérées qu’à la condition de tarifs prohibitifs, c’est qu’il semblait naturel d’en protéger les classes populaires, moins instruites et plus influençables. Le bourgeois quant à lui, par sa prospérité, avait fourni suffisamment de preuves de sa capacité de discernement.

En matière de sexualité, le plus ou moins grand degré d’acceptation de différentes formes de libertés sexuelles est extrêmement fluctuant. Si aujourd’hui certains comportements homosexuels sont acceptés, d’autres ne sont que tolérés, et ne le seront peut-être plus demain. Il est peu probable que la justice poursuive aujourd’hui deux hommes ou deux femmes s’embrassant dans un lieu public. Cet acte, bien que choquant encore certains individus, est en ce moment considéré comme conforme à une morale collectivement assumée. Mais ce n’est pas un acquis à caractère définitif. Déjà, on voit les pressions qui ont conduit dans le métro parisien au retrait de certaines campagnes publicitaires montrant des couples de même sexe enlacés. On a vu ailleurs des films contestés, des expositions artistiques censurées pour des évocations aussi bénignes que celles-là. Dans nos propres écoles, certains élèves de même sexe ont été sanctionnés ou menacés de sanctions pour le simple fait qu’ils se tenaient par la main ou échangeaient un baiser.

En matière de lieux de drague en plein air, l’appréciation est encore plus floue et plus mouvante. Il n’y a guère plus de dix ou quinze ans, ils faisaient l’objet de contrôles sévères par la police et les interpellations, les pièges mêmes, n’étaient pas rares. Aujourd’hui, certains sont protégés par la police, à Liège et Anvers notamment, tandis que dans d’autres les communes s’empressent de tailler les buissons et fourrés suspectés d’abriter des amours homosexuelles ou libertines. D’une zone de police à l’autre la gestion de ces lieux, jardins, parcs ou aires de parking le long de nos autoroutes, est tour à tour sécuritaire, répressive ou tolérante.

Le sexe dans certains lieux circonscrits de l’espace public existe de tout temps. Chanté avec espièglerie par Charles Trenet dans son Jardin extraordinaire (1957), on en trouve des traces dans la plupart des grandes villes d’Europe dès le 17e siècle. Mais de quel côté de la morale est-il ? Ici et aujourd’hui ? L’affaire qui se dessine devant nous n’est pas seulement l’histoire d’un individu. Elle pourrait durablement influencer l’opinion publique sur ce type de pratiques sexuelles, et partant celle des autorités et des forces de l’ordre. Le retour possible d’une morale conservatrice à cet égard serait alors synonyme de répression accrue des personnes fréquentant ces lieux, avec à la clé le renvoi à une plus grande clandestinité et une plus grande dangerosité qui l’accompagnerait sans aucun doute. Le travail social de prévention, tant sanitaire que sécuritaire, dans des lieux relativement reconnus et au moins tacitement autorisés en deviendrait à nouveau impossible.

Le parquet de Namur est-il bien conscient de ces enjeux ?

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